La Montagne Noire

De louvaillac
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La Neyre Montanhe

Carte de la Montagne Noire

« Ce sera comme au soir de noces enfantines, par-delà les Thulés et les Occitanies, Les cortèges iront aux chemins des collines » Henri de Regnier


Originaire de la région d’Arifat, la Montagne des Fades, dans l’Albigeois, aux confins des hauts plateaux rocheux du Segala et des collines plus douces annonçant les horizons de la plaine toulousaine, j’ai toujours éprouvé une attirance pour la masse sombre de la Montagne Noire, barrant l’horizon et soulignant les crêtes élancées et enneigées des Pyrénées.

Des hauteurs de la Grésigne, où je vécus en tant que « gaffet » hermétique, il était aussi possible d’apercevoir dans le lointain les croupes de la Neyre Montanhe, mourant lentement vers l’occident.

Plus tard, dans mon adolescence et lors de mes premières années de jeune mage, j’eus l’occasion de parcourir les bois et les vallées de cette contrée. Je ne fus pas déçu, car le contraste est grand entre ma forêt aux confins du Rouergue, du Quercy et de l’Albigeois et ces montagnes, toute en opposition entre leurs versants atlantique et méditerranéen. toria albigensium incipit 09047 I.jpg|thumb|Historia albigensium incipit 09047 I]] Elles offrent une surprise de taille à qui les abordent pour la première fois. En effet, dans nos contrées, les « vraies » montagnes sont les Pyrénées que l’on aperçoit si souvent et qui dominent la plaine et ses autres reliefs. Elles offrent l’image de monts altiers et puissants, de royaumes glacés où nul ne va. La Montagne Noire semble en comparaison bien petite, à taille humaine, et pourtant…Quelle ne fut pas ma surprise en parcourant ses vallées encaissées, ses barres rocheuses, ses déserts où pas une âme ne vient troubler la grande paix de la nature. C’est un massif au relief tourmenté, qui sous l’uniformité apparente de sa ligne de crête, cache nombres de mondes différents et clos de toute part par la forêt, la roche ou l’eau, quand ce n’est pas par le brouillard ou la neige en hiver. Le voyageur arrivant par le versant nord doit gravir une muraille sombre dominant massivement la plaine et les plateaux de sa hauteur. Sur le versant sud, la montée est beaucoup plus douce et progressive à travers les écailles de la montagne et les gorges creusées par les torrents. Entre ces deux versants, le massif offre un paysage complexe de vallées enchevêtrées, de hautes terres parfois marécageuses et couvertes par la forêt. Celui qui ne sait pas cheminer à travers bois et montagnes se perdra très facilement s’il quitte les chemins anciens qui traversent la montagne du nord au sud.

Les Corbières

Je me suis surpris à trouver certains vals encore plus éloignés du Siècle que d’autres endroits solitaires des Pyrénées ou des Causses. Rares sont les voyageurs qui s’aventurent au cœur de la chaîne et encore plus rares sont ceux qui quittent les sentiers battus des voies de communication entre les deux versants. Ici, comme souvent dans les endroits lointains et oubliés du monde car trop pauvres ou inaccessibles, les seigneurs du cru ont un pouvoir quasi-absolu qui n’est tempéré que par le droit coutumier et la rudesse de la terre. Châtelains et châtelaines ne sont souvent guère plus riches que leurs paysans et les échos de la plaine semblent parfois très lointains. Les hautes terres dominant la plaine de Castres et d’Hautpoul sont toujours fraîches en été et franchement glaciales l’hiver. Des meutes de loups s’abritent dans les anciennes hêtraies et leurs appels mélancoliques résonnent à travers les combes et la selve.

Castle of Saissac003

Néanmoins, il ne sera pas dit que cette contrée est inhospitalière. Loin de là ; elle est belle et rude, généreuse et parcimonieuse et je ne suis pas surpris qu’aux pieds de ces montagnes aient éclot les cours d’amour les plus renommées des Comtés de Toulouse et du Carcasses. A Saissac, à Miraval ou plus près de chez moi encore, à Burlats, les cansos chantent à jamais la beauté des Dames, la douceur et l’amertume de ce monde.

Les Fades sont encore bien présentes dans les vallons, dans les forêts, dans les sources et autres rochers aux formes étranges. Les Fades de la Montagne jouissent d’un belvédère unique sur les contrées avoisinantes. Elles ont pu contempler le flux et le reflux des peuples à travers l’étroit couloir reliant les régions méditerranéennes et atlantiques. Elles se sont retrouvées maintes fois sur le limes séparant les puissances temporelles, elles ont été le témoin de maints combats et seule l’âpreté de leurs montagnes leur a épargné les avanies que subirent les Fades de la plaine.

Vue depuis le pic de Nore (2)

Tous les deux cent cinquante ans se tient un grand festival au sommet du Pic de Nore, où se rassemblent les cours de la Montagne Noire et les délégations envoyées par celles des pays alentours, des Corbières et des Pyrénées. On y devise, on s’y amuse, on y parle du monde et de son évolution, des agissements des humains, des torts à réparer, des vengeances à réclamer. Les seigneurs du Beau Peuple peuvent ainsi statuer et décider du cours des événements faériques affectant les terres, des hauts plateaux de l’Aubrac aux versants solitaires des Pyrénées aragonaise et catalane, des rives de la Méditerranée à l’Atlantique.

Nombreuses sont les pierres dressées et sculptées, les dolmens et autres cromlechs qui jonchent les vallées et les plateaux ou se tiennent solitaires sur les crêtes. Les humains vivant de la montagne ont toujours commerce avec les Fades, car ils savent qu’ils doivent apaiser les puissances tutélaires de la nature. Dans certains villages, ces rapports apparaissent sous un jour encore plus crû et la dimension charnelle de ce commerce entre mortels et fées n’en est que trop claire. Les lieux symboliques, les sources et les vieux arbres sont encore respectées. Dans ce pays où parfois l’été dessèche toute la plaine, l’eau jaillissant à flot des flancs de la montagne est sacrée. Je connais ainsi des endroits proprement précieux où l’onde pure bouillonne dans quelques vallons perdus et encaissés avant d’entamer son long parcours vers la plaine, au cours duquel elle se jouera de la roche en un combat éternellement recommencé. Trop nombreuses sont les gorges de ce pays que je ne connaîtrais pas…

La Montagne est riche en sources de vis et mon maître m’emmena souvent avec lui dans ses « chasses » hermétiques. Celles-ci se résumaient souvent en des séances rapides de marchandage avec des paysans madrés, conscients de la nature réelle des choses, et de temps en temps, avec des Fades capricieuses, dont les requêtes frisaient parfois le tragico-burlesque. Plus tard, mon initiation approchant, Roger de Verteplanque, me laissa seul traiter avec ses contacts de la Neyre Montanhe, qu’ils soient fées ou humains. Je pense toutefois que nous prélevions un très léger tribut par rapport à la richesse supposée de ces contrées. J’appris à mes dépends que les sources les plus importantes étaient souvent protégées par des entités très exigeantes et relativement puissantes.

La présence chrétienne n’est pas trop marquée. Quelques ermites ont cherché la solitude plus haut dans les hêtraies ou au fond de quelques reculées oubliées, mais il n’y a point d’abbayes ou de puissantes institutions ecclésiastiques et les quelques moines de Saint Pierre des Vals sur l’Orbiel se contentent de prier et de profiter de leur isolement. Les principales abbayes sont établies dans la plaine ou au pied de la Montagne. Les Hospitaliers de Saint Jean de Jérusalem ont bien établi une sauveté dans la forêt du Haut Pays, à Orfons, pour protéger les voyageurs, mais ils sont trop peu nombreux et certains préfèrent la plaine à la rudesse du climat montagnard. Les hameaux et villages sont trop petits pour intéresser les prélats de la plaine et les quelques curés officiant en ces lieux ne sont guère différents de leurs ouailles. Le merveilleux du monde ancien imprègne encore la Montagne Noire, même si celle-ci fut, de tout temps, peuplée par les hommes. Les anciennes croyances survivent encore, sous d’autres formes mais nettement moins abâtardies que dans la plaine de l’Aude et le Lauragais.

Ces dernières années, l’autorité de l’Eglise romaine a été sapée par le succès que remportent les Parfaits et les Parfaites cathares auprès de la noblesse locale. Nombreux sont les châtelains qui ont embrassé la foi des Patarins ou qui du moins accueillent les ministres de la nouvelle foi avec une sympathie non déguisée. L’on peut expliquer cela par les conflits incessants entre les puissantes abbayes de la plaine et les féodaux montagnards, peu enclins à voir l’Eglise s’approprier biens et revenus. Néanmoins, il serait faux de ne considérer la situation que sous l’angle des rivalités temporelles entre le Siècle et l’Eglise. Le discours des Parfaits touche une corde sensible en exaltant les vertus de pureté et de détachement du monde, et ne manque pas de trouver échos auprès des Dames et autres chevaliers des fiefs du Cabardès et d’ailleurs. Les deux Eglises ont coexisté pacifiquement jusqu’à l’irruption de la Croisade. Depuis les Cathares sont pourchassés par les Croisés et l’Eglise et ne trouvent refuge que dans la clandestinité ou dans les quelques places fortes comme Lastours, restées aux mains des seigneurs occitans.

La Corisade

La montagne est donc désormais le théâtre de nombreux combats entre l’envahisseur et les méridionaux. Elle est théoriquement sous la coupe de Montfort, qui a usurpé les terres et le titre des Trencavel. Dans les faits, cette région est loin d’être soumise et la paysannerie locale reste profondément hostile aux nouveaux seigneurs, comme l’ont appris les Français à Saissac. Les Faidits multiplient les coups de mains et interdisent les passages entre l’Albigeois et le Carcasses. Les Croisés préfèrent d’ailleurs contourner le massif plutôt que de s’aventurer dans les gorges et gagner ainsi quelques jours sur leur voyage. Il est toutefois clair que le sort des armes ne s’est pas décidé ici mais dans la plaine de l’Aude et de la Garonne. La montagne reste une zone périphérique où les Français effectuent des raids de terreur afin d’éradiquer l’hérésie et la résistance sur son terreau le plus favorable.


Les gorges de l’Orbiel

Le voyageur arrivant de Carcassonne ne peut être que frappé par la transition brutale entre la riche plaine de l’Aude et les gorges de l’Orbiel. Les arbres malingres accrochés aux rochers semblent signifier aux créatures qui volent et marchent qu’elles laissent derrière elles le gras pays et que désormais tout est plus rude, plus sec et minéral.

La rivière, dévalant la montagne, s’est péniblement frayée un étroit chemin à travers les rochers, laissant aux hasards des méandres de riches limons et des galets polis par les eaux. Des hameaux et des villages se sont nichés sur les hauteurs, abandonnant le fond de la vallée aux rares champs et s’épargnant ainsi de soudaines et violentes inondations lors des orages d’été et d’automne.

Le contraste entre les flancs des montagnes austères et le ruban vert et bleu de l’Orbiel est des plus enchanteurs. Les oliviers et cyprès présents en nombre ajoutent une touche ensoleillée au paysage. L’herbe verte et grasse des prés, les beaux cerisiers en fleurs au printemps incitent aux joies pastorales et agrestes. Moultes fois je me suis baigné dans l’onde fraîche de la rivière, abrité du soleil rageur de l’été par les frondaisons des arbres trempant leurs racines dans l’eau. C’était là un plaisir simple et souverain et je ne me rappelle que trop bien les joutes aquatiques endiablées des jeunes gens des fermes alentours, avant que la guerre et l’invasion ne transforment en champ de bataille cette vallée.

Si le pays est d’apparence sec, il est frappant de noter que maintes sources et résurgences sourdent au fond des vallées. Les torrents et rivières communiquent entre eux, par-dessous les montagnes et forment un réseau complexe & merveilleux. La roche elle-même est si vieille qu’elle a eu le temps d’être percée de multiples et profondes galeries aqueuses. Des profondeurs ne viennent que des rumeurs de beautés cristallines celées dans des salles obscures qu’aucun humain n’a contemplé. L’on m’a dit que profond dans les racines des montagnes, les vallées de l’Orbiel et de la Clamoux communiquent. Que l’ève sourd à travers des veines de marbre bleu, au rythme lent de la terre et parfois plus violent des orages de la surface.


Les châteaux de Lastours

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Le Cabardès a, de tout temps, représenté un enjeu de taille dans la politique locale. Cela s’explique par la présence ancestrale de mines de fer et autres métaux, exploitées depuis la plus haute antiquité. Veillant sur ces richesses, les châteaux de Lastours, à quelques lieues à peine de Carcassonne, hérissent l’épine rocheuse dominant l’Orbiel et le ruisseau du Grésillou. Trois tours forment le dispositif défensif de ce castrum, Cabaret, Surdespine et Quertinheux embrassent l’horizon du haut de leur montagne. De la dernière tour, l’on peut apercevoir Carcassonne et c’est par ce donjon que les habitants de la cité des Trencavel s’enfuirent de leur ville tombant aux mains de la Croisade, en ce funeste été de 12. Ils utilisèrent le fameux tunnel, depuis effondré, reliant Quertinheux à l’urbs. Ces châteaux contrôlent les allées et venues au fond de la vallée, camin reliant Carcassonne à Albi, et entre la montagne & la plaine si proche. Ils protègent les mines de Salsigne qui contribuèrent fortement à la puissance des Trencavel, dans leur tentative de s’affranchir de la tutelle des Comtes de Toulouse et qui représentèrent dès le début de la Croisade, une cible tentante pour l’avidité des barons du Nord.

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Sous la pression du Duc de Bourgogne, les Français portèrent leurs troupes sur Lastours dès la prise de Carcassonne et, pour la plus grande gloire des armes occitanes, ils y connurent leur premier échec sanglant. Les Croisés tentèrent de prendre d’assaut les tours de Pierre Roger de Cabaret et de son frère Jourdain. Ils y laissèrent beaucoup d’hommes car le site est immense et les envahisseurs ne purent user de leurs machines de guerre. Devant ce puissant et coûteux coup d’arrêt, les chefs de la Croisade décidèrent d’abandonner la prise du château et préférèrent repartir guerroyer en plaine. Montfort n’était pas encore le chef incontesté de la Croisade, tel qu’on le connaît aujourd’hui. De plus, leur quarantaine accomplie, nombre de Croisés s’en retournaient dans leurs contrées, ne permettant pas à leurs chefs de fixer un nombre important de gens d’armes au pied des châteaux de Lastours pour en faire le siège en bonne et due forme.

Les récents massacres et tueries n’ont fait qu’ajouter à la sévérité de Lastours. Les champs bordant l’Orbiel ont été dévastés en amont et en aval, au grand désespoir de la population. C’est donc désormais une triste vallée, où les souches des arbres abattus par la soldatesque nordiste témoignent de l’opulence passée des vergers. Les troupes des frères de Cabaret parcourent le Cabardès et tendent régulièrement des embuscades à l’envahisseur. Elles mènent des raids sanglants dans la plaine et peuvent compter sur l’aide de la population, qui pleure encore Trencavel le jeune, lâchement assassiné dans les geôles de Carcassonne par Montfort.

Aux coups de main des méridionaux répondent les exactions de l’occupant. Après le massacre par Cabaret des nouveaux seigneurs de Saissac et de leurs troupes lors d’une embuscade, les Croisés envoyèrent à Lastours un ignoble cortège composé des villageois de Bram, horriblement mutilés. Cette pauvre cohorte aux yeux, oreilles, nez et lèvres arrachés fut conduite par un borgne jusqu’à l’inexpugnable nid d’aigles.

Le sentiment d’angoisse et d’oppression pourrait être plus grand encore si les Communs connaissaient l’histoire de ces montagnes et de leurs anciens occupants. De tout temps, la richesse métallique des monts avoisinants fut exploitée. Elle fut au centre des échanges entre les hommes et le Petit Peuple des Montagnes ; elle fut un enjeu sanglant entre les différentes tribus de part et d’autre de la Neyre Montanhe ; elle attira Rome et ses légions, les barbares à la chute de l’Empire, les Sarrasins et maintenant les Français. Beaucoup de sang a coulé depuis que la première arme fut forgée. La population locale a profité et souffert de cette richesse qui attise convoitises et attire les puissances.

Ce métal dont on forge les socs de charrue et les lames des épées est une malédiction pour la Terre elle-même. Afin d’extraire le fer, le cuivre, l’argent et le plomb, les mineurs ont retourné montagnes et collines. Ils ont creusé au plus profond de la terre, remontant à la surface ce qui aurait dû rester enfoui. Ils ont accumulé des montagnes de gravats, comblant les vallons de scories et haldes stériles et empoisonnant les ruisseaux. Pour rassasier les fourneaux où le métal est fondu, ils ont dévasté les futées proches, tombant les arbres vénérables, qui veillaient sur les monts et les vallées. Les monceaux de roches déplacés et accumulés sur les flancs des montagnes sont autant de témoignages des souffrances endurées par les esclaves de la Rome ancienne pour satisfaire la soif de métal toujours grandissante de l’Empire. A certains endroits, le plateau est profondément entaillé par des barrencs, des tranchées antérieures à la conquête romaine. Il est dangereux de s’y aventurer.

Il semble qu’un mauvais génie se soit acharné à déchaîner haines et passions en ces lieux, à mener un combat maudit pour que la terre, l’eau, les plantes et les vivants soient lentement empoisonnés par le métal des montagnes. Cela semble être le cas si l’on prête attention aux dires de certains, aux rumeurs que colportent les cours faériques de la Neyre Montanhe et au sentiment profond de la Numina nichée au plus profond des veines bleuâtres et aqueuses de la montagne.

Il y a quelque chose en ces terres qui distille peu à peu son poison et les plus grands maux sont encore à venir. Je ne sais si cela est démoniaque ou de nature faérique mais néanmoins il y a une volonté à l’œuvre qui agit depuis des temps immémoriaux et qui n’est entravée que par la puissance du principe aquatique irriguant les racines des montagnes mêmes. La Numina parle en ses termes sibyllins d’une lutte implacables entre les esprits des Eaux et ceux de la Terre. D’habitude, il y a bonne entente et le monde est un tribut vivant à la beauté et à la fécondité du mariage de ces deux éléments. Ici, il y a de très vieilles rancœurs qui planent, des luttes ancestrales entre des cours faériques, des alliances trahies entre Fades et Mortels.

Je pense que nous payons le prix d’une trahison et goûtons les fruits d’une vengeance patiente et inhumaine. J’ai crû comprendre que le Petit Peuple qui gouvernait aux racines des Montagnes fut dépossédé et décimé, il y a de cela très longtemps, que la puissance qui présidait aux destinées de cette assemblée industrieuse fut bafouée et le sens de son existence nié. Les hommes eurent un rôle dans tout cela et furent les instruments funestes des Immortels dans leurs querelles incessantes.

Il y a plus haut dans la montagne un endroit étrange où les rochers ont des formes torturées. Une ultime malédiction aurait pétrifié dans leur affrontement les esprits des bois et ceux de la montagne. Des hommes auraient participé au combat aux côtés du Beau Peuple. Celui-ci se serait lancé pour des motifs obscurs dans une guerre sanglante contre les maîtres des montagnes ; les Fades des bois ne supportait pas la laideur physique et enviaient les créations précieuses des créatures souterraines. Elles leur reprochaient leur avarice et leur capacité à faire fi des marchés passés.

La puissance tellurique se prit alors de haine pour les responsables du carnage de son peuple et de son déclin. Elle ourdit une sombre machination et retourna les hommes contre leurs anciens maîtres en leur donnant le fer mortel pour les Fades. Attirant à elle les puissances séculières, elle trouva un allié majeur en la Rome impériale. La Narbonnaise était devenue entre temps l’une des plus riches provinces de l’Empire. Les Romains apportèrent le châtaignier et mirent en valeur les richesses de la région. Ils exploitèrent sur une échelle inconnue jusqu’alors les filons métallifères de nos montagnes, se mirent à extraire le minerai et à empoisonner la contrée où le petit peuple régnait jadis. L’esprit de la mine se révéla à cette époque dans toute sa puissance aux malheureux esclaves et à l’administration romaine. Il obtenait son tribut et nombreux furent les mineurs ensevelis à jamais dans les profondeurs de la montagne, sans que cela ne stoppe pour autant l’extraction.

La créature chthonienne a ainsi joué et continue de jouer avec l’avidité humaine. Elle y trouve une source de satisfaction inépuisable et la promesse sans faille que les hommes, tels des fourmis, iront toujours plus profond pour chercher le métal et continueront à empoisonner la surface. Elle réserve, enfouie dans les veines métalliques de la montagne, une malédiction encore plus noire au monde lumineux et à ses créatures. Elle connaît la cupidité et le goût du lucre car son peuple connaissait ces travers ; elle sait qu’un métal plus précieux encore déchaînera les passions des hommes et décuplera l’ardeur extractive des corpuscules humains qui la fouaillent. Or cet or est intimement mêlé à un autre corps, bien connu des mages, alchimistes et autres assassins. Le minerai d’or et l’arsenic ne font qu’un et pour frapper monnaie sonnante et trébuchante destinée à alimenter les caisses des puissants et à poursuivre les guerres, il faut s’empoisonner peu à peu, lentement mais irrémédiablement.

Jusqu’à présent, les mineurs ne sont pas arrivés aux filons fatals, car la Numina inonde généreusement les galeries trop profondes ou celles qui effleurent les veines aurifères. La tourmente actuelle a très fortement ralenti l’exploitation minière car les routes sont coupées et Lastours ne commerce plus avec la plaine, sous le joug de la Croisade. Il est à craindre que si les Croisés viennent à mettre la main sur Lastours et ses mines, les besoins de la guerre en métaux et en subsides relanceront l’activité extractive.

Ma crainte principale est que le démon en charge de la Croisade n’attise les souffrances et les destructions en faisant le jeu de la Fade tellurique. Tout ne tient qu’à la vigilance de la Numina de Cabrespine, il suffirait que celle-ci soit mise dans l’incapacité d’agir pour laisser le champ libre à la malignité sous la montagne. Nous avons déjà pu constater à Louvaillac la capacité des puissances infernales à amplifier les malheurs de la guerre ; je suis sûr qu’elles ne laisseront pas passer cette occasion d’aggraver la situation.

Le Haut Pays

Les hautes terres de la Montagne sont une région à part et singulière, peu soumises aux influences de la plaine et des centres urbains pourtant proches, contrairement au Cabardès ou au Castrais. Elles offrent isolement et solitude à ceux qui fuient la compagnie des hommes, elles forment un ensemble complexe de combes, plateaux, landes, marécages et rochers dont l’élément dominant est la forêt.

Le climat est particulièrement rude. On est loin ici de la chaleur du Carcasses ou des villes du piémont. Il y pleut souvent et il y neige abondamment. Le brouillard recouvre généreusement la contrée et dissimule les accidents de terrain et les rares hameaux aux voyageurs. La population est clairsemée et regroupée dans quelques hameaux dressés au milieu de clairières et cernés de toute part par la forêt omniprésente. Il faut être né ici ou bien y avoir séjourné longuement pour ne pas être effrayé par la puissance de la Selve.

Les loups sont nombreux, ils ont trouvé refuge dans les antiques hêtraies qui couvrent la montagne. Lors des hivers les plus rigoureux, ils ne manquent pas de s’attaquer aux maigres troupeaux paissant dans les rares clairières. Aucun effort réel n’a été entrepris pour en diminuer la population, car ils sont moins dangereux que les nombreuses bandes de brigands qui ont sévi dans la région. Depuis, ces derniers ont été soit chassés ou ont intégré les bandes de Faidits qui ont trouvé refuge dans la montagne.

De tout temps, cette contrée fut une zone de frontière incertaine entre les puissances politiques, favorisant la vie de groupes en marge du Siècle. La paysannerie locale a souffert de ces bandes avant souvent de faire cause commune avec les hors-la-loi. La traversée de la montagne a donc toujours représenté un risque pour les marchands de l’Albigeois et du Carcassés. Ceux ont souvent préféré contourner la montagne plutôt que de risquer leurs vies et leurs marchandises dans ces forêts où l’autorité féodale ne s’est jamais fait trop sentir.

Pour ces raisons, les richesses du Haut Pays ont toujours été relativement négligées. D’importants gisements de fer ont été exploités par les Romains à la Loubatière et la forêt a servi de combustible aux fourneaux des Martys ou de bois d’œuvre dans les mines. Mais la chute de l’Empire a mis un terme à cette activité qui ne subsiste que sous une forme réellement artisanale. La forêt abrite encore des charbonniers mais leur commerce a souffert de la guerre et les paysans utilisent la tourbe abondante en certains endroits. C’est donc une région que le monde a délaissée, d’autant plus que les suzerains légitimes de Saissac et d’Aragon ont été dépossédés par la Croisade et que les usurpateurs se gardent bien de se risquer dans ces combes profondes.

Pour toutes ces raisons, le Merinita que je suis se sent particulièrement bien dans ce pays. Les arbres sont vieux, les sources abondent, les animaux ne sont que peu dérangés par les hommes, le clergé et les féodaux sont quasi-absents. Les menaces pouvant peser sur cet ordre semblent réellement lointaines, à fortiori par ces temps troublés où la croissance des villes et des populations se trouve freinée par la guerre. La présence des Fades est encore plus prégnante et cela est sensible, même pour le plus obtus des Tytalus. Il suffit d’être pris par le brouillard dans les immenses hêtraies, d’errer à travers les antiques rochers moussus et les fûts majestueux des arbres à la mante grise, pour se rendre compte que le tumulte du monde extérieur a peu de prise en ses lieux.

La forêt est parcourue par de très nombreux torrents qui sourdent de maintes sources. Certaines fontaines sont connues et adorées depuis des temps immémoriaux. Cette humidité chronique contribue à la luxuriance de la végétation et alimente des zones marécageuses nombreuses, où l’imprudent a vite fait de se perdre dans les fondrières. Les Fades de ces lieux sont malignes ou amicales, elles ont vite fait d’égarer le voyageur qui leur a déplu. Rares sont les chapelles où celui-ci pourra trouver refuge, les loups et les brigands seront encore accusés de la disparition d’un innocent pèlerin. Un camin vers Compostelle traverse la montagne et passe à Orfons. Il est peu usité, malgré la présence des Hospitaliers en ce lieu précis.

Les Fades sont plutôt hostiles aux hommes. Seules les vieilles familles de forestiers et de paysans, établies depuis des générations dans le pays, ont su gagner leur confiance et s’assurer de leurs faveurs. Il est donc agréable de voir tant d’assiettes de lait ou de fromage, laissées à la nuit tombée, dans les granges, auprès de certains vieux hêtres ou des sources. Les Fades n’apprécient pas particulièrement les gens d’armes qui se cachent depuis quelques années dans sa profondeur. Néanmoins, le fer que portent les faidits éloigne les fées malignes. La cour féerique du Haut Pays et son roi ne se soucient guère des troubles de la plaine et du piémont. Contrairement aux Fades du Cabardès, elles n’ont jamais eu de rapports profonds et nombreux avec les humains, si ce n’est les montagnards. Cela explique certainement leur dureté en affaire, quand Roger de Verteplanque m’enjoignait de récolter du vis dans ces contrées. Il est un fait que les sources de vis Herbam, Animal, Aquam et Terram sont nombreuses et de qualité. Il faut néanmoins les mériter.

Une dryade à la forme d’un hêtre plusieurs fois séculaire gouverne à la forêt et aux Fades. Sa puissance et sa majesté en imposeraient même au Flambeau le plus téméraire. Je ne l’ai jamais aperçu, pourtant j’aurais souhaité faire allégeance à cette entité témoignant d’un autre âge, d’une autre réalité. Il est dit qu’il prend forme de cerf aux andouillers énormes et qu’il parcourt les bois accompagnés de moultes créatures sylvestres. Certains disent qu’il est l’énorme loup noir qui défit le roi des Burgondes il y a de cela des siècles, quand Rome s’effondrait et que la montagne était une ligne de front entre les différents envahisseurs.

Mon maître me raconta d’ailleurs qu’il occit, avec l’aide de ses suivants, une troupe trop arrogante de mages hermétiques lors du Schisme. Il semblerait que certains Diedne aient trouvé refuge en ces lieux et aient bénéficié de la protection des Fades lorsque l’Ordre lança la curée finale. J’ai tenté de retrouver la trace de ces mages et voir s’ils avaient laissé une descendance. Je n’ai rien trouvé, si ce n’est quelques témoignages fugaces et incomplets. Mon maître semblait en savoir plus mais il ne me dit rien sur le sujet avant sa mort. Je ne sais s’il craignait que je découvre des choses que l’Ordre voulait voir tues ou s’il me laissait mûrir et accomplir mon chemin seul… Je suis néanmoins sûr que la selve recèle des secrets qui pourraient intéresser ma maison et l’ordre tout entier. Les quelques rebouteux hantant ses bois ne disent pas tout aux mages étrangers et la présence de l’Ordre est des plus ténues en cette contrée. Les Diedne n’ont certainement pas disparu aussi rapidement que le prétendent les Bonisagus et j’aurais souhaité m’entretenir avec l’un des leurs pour faire état de nos ressemblances et dissemblances.

Les Fades d’Orfons

Le petit village d’Orfons, bien que siège de la Sauveté des Hospitaliers, est un lieu hautement intéressant pour le suivant des Fades que je suis.

« Caput sanctum de aqua bella »

Orfons (Ora Fontium ou Bouche des Sources) ne compte pas moins de douze sources qui donnent naissance au Sor. Cette rivière commence ici son périple accidenté vers la plaine à travers de nombreuses gorges et cascades.

Le nombre de fontaines n’a pas manqué de surprendre les humains et l’analogie entre les douze apôtres et les douze sources n’a pas été longue à naître. Une comptine explique qu’une treizième bouche existait mais que celle-ci a été asséchée sous l’action des premiers évangélisateurs de la Montagne, il y a de cela des siècles.

J’ai pu vérifier cette légende. A chaque fontaine correspond une Fade aquatique avec son caractère propre, ses aspects bénéfiques et sa facette néfaste. Ces douze fées obéissaient à une Fade plus puissante, capable de commander aux eaux des alentours et à la rivière. La vasque où résidait cette Fade était l’objet d’un culte ancien de la fertilité. La légende parle d’une femelle tentatrice aux bras froids et humides, véritable succube, ensorcelant les hommes et les poussant à la luxure. Ce culte donnait lieu à des ébats fort peu du goût de l’Eglise. Pour éradiquer ces pratiques que les prêches les plus sévères, les menaces les plus graves n’arrivaient pas à endiguer, l’évêque de Castres manda des moines, chargés de combler la vasque et d’ériger une chapelle dessus. Ce fut chose faite, malgré la sourde hostilité des locaux.

Je donnerai cher pour raser cet édifice, désormais partie intégrante de la Sauveté, et rendre sa liberté à la belle Fade aux cheveux verts et au regard d’émeraude. Les douze sources orphelines sont, depuis le sacrilège des hommes d’Eglise, de simples fontaines à l’eau froide et cristalline. Les douze fées ne sont plus, bannies d’un monde qui était pourtant le leur. Je rêve de les contempler en compagnie de leur maîtresse dans la lueur blafarde de la lune, dansant les pieds dans l’eau.


Il y a Orfons, à l’entrée du village, un Christ en croix pathétique, à peine abrité des intempéries par la frondaison des hêtres encerclant le hameau. Ce Christ famélique, tordu par la souffrance est une vision saisissante pour le voyageur arrivant par temps de brouillard. Aux beaux jours, le pied de la croix est toujours fleuri par les villageois et le visage serein de la statue tranche violemment avec la douleur qu’exprime son corps.

Une belle légende attira mon attention lors de mon séjour à Orfons. Le village fut l’objet de la convoitise des Comtes de Toulouse et des Vicomtes de Carcassonne. Les Trencavel et la puissance raymondine se disputèrent maintes fois la place. Des combats eurent lieu dans la trouée de la forêt et Orfons fut incendié à plusieurs reprises. La violence des combats et les embuscades tendues dans la montagne poussèrent les deux parties toujours plus loin sur la pente des destructions et des exactions. Il finit par arriver que la population même du village se trouva sur le point d’être passée par le fil de l’épée, hommes, femmes, enfants et vieillards confondus. Les habitations étaient déjà incendiées et les hommes d’armes avaient commencé à passer des cordes aux branches des arbres pour pendre tout ce beau monde. L’ordre n’avait plus qu’à être donné par le chevalier commandant la troupe. Habitué aux horreurs de la guerre et coutumier des massacres en tous genres, celui-ci s’agenouilla au pied du Christ en croix pour demander pardon et recommander à Dieu l’âme de ces pauvres diables, qui avaient le malheur de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment. Qu’elle ne fut pas alors sa surprise de sentir un baiser sur son front. Il eut juste le temps de voir la statue se redresser et d’entendre ses hommes crier au miracle et s’agenouiller en lâchant leurs armes.

La population d’Orfons fut ainsi épargnée et le chevalier entra peu après dans les Ordres, délaissant le métier des armes. Ce miracle passa presque inaperçu dans cette période de conflit entre Toulouse et les Trencavel. Les échos du destin miraculeux des villageois n’atteignirent pas la plaine et ceux-ci se gardèrent bien d’ébruiter que leur hameau était sous la protection d’une relique particulièrement puissante de peur qu’on leur dérobe.

Je me suis approché du Christ en croix, m’attendant à ressentir l’aura de la Douce Foi. Je fus surpris en ressentant aussi une forte influence faérique. La statue est faite de bois enchantée et elle est habitée par une Fade qui a pris le village sous sa protection. L’amour et la vénération des différentes générations de villageois lui suffisent. Elle veille depuis sur la clairière d’Orfons.